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Publié : 23 février 2011

La révolution numérique : un choix pédagogique

Espace numériques de travail (ENT), tableaux interactifs numériques (TNI), cahiers de textes numériques : est-ce donc une soumission à l’impératif technologique et commercial ? À une modernité obligatoire ? Ou peut-on trouver dans ce changement la trace d’une volonté pédagogique ?

Pourquoi ce titre ?

Ce que je veux souligner, c’est que le passage au numérique dans l’enseignement ne doit pas résulter d’une option de "modernité" ou de considérations technologiques mais bien de choix pédagogiques visant à renforcer l’efficacité de notre pratique professionnelle.

Et quel serait le principal critère de choix pédagogique ?

Depuis plus d’une décennie j’entends mes collègues se plaindre, souvent à juste titre, du manque de travail personnel des élèves, défaut ayant pour conséquence principale une faible mémorisation de l’essentiel du cours et de ses applications. Je crois que l’outil numérique permet d’accroître en quantité et en qualité l’effort de nos élèves.

Mais comment ?

Tout comme Facebook ou Twitter ouvrent un couloir entre la sphère sociale et la sphère privée - je ne porte pas de jugement - l’espace numérique de travail ouvre une porte entre le travail sous surveillance de l’enseignant, celui qui s’effectue en salle de cours, et le travail personnel, chez soi ou ailleurs.

Un exemple : je fais travailler mes élèves sur un site de soutien scolaire "Wims". Ce site me permet de suivre les efforts de chacun, la persévérance à réussir des exercices, la durée globale du travail ou par exercice... et même les heures de connexion.

Bravo pour l’intrusion dans la vie privée… En quoi cela permet-il un progrès qualitatif ?

Je peux donner des travaux différenciés, en fonction des difficultés de chacun, n’ayant à assumer "que" l’analyse des difficultés et le choix des exercices en vis à vis. De cette façon, l’aide "personnalisée" prend tout son sens, d’autant que le travail ainsi défini ne sera pas obligatoirement accompli en ma présence : l’aide personnalisée ne se confond pas avec le soutien antérieurement pratiqué mais consiste à définir le travail personnel de l’élève et à le suivre… Nous sommes alors loin de l’impuissance des constats sur les élèves "qui ne fichent rien".

Mais tout cela est possible sans l’outil numérique ?

Oui et non. Oui dans la pratique, non dans l’ambition : dans le cadre de nos heures (et de notre paye ?), il est difficile de prendre en charge ce qui précède, le contenu du travail proposé et sa correction ! L’outil numérique, en ce qu’il permet le partage d’une large part du travail de préparation (les exercices proposés), laisse la possibilité à l’enseignant de gérer le reste dans le cadre de son service au sens large.

Au sens large ?

Oui car le dialogue avec l’élève, le suivi de son travail, se poursuit par des échanges de courriels ou autres moyens de communication.

Donc l’enseignant se retrouve avec un service permanent, corvéable jour et nuit, semaine et dimanche compris ?

Non, c’est une caricature. Quand je veux travailler, je m’assoie devant mon ordinateur, devant mon écran. Et même là, rien ne m’oblige à consulter les courriels professionnels (repérés par mon mél @ac-…) ni à aller relever le temps de travail ou les difficultés de mes élèves ! J’ai la même maîtrise de mon temps de travail que sans l’apport numérique.

Revenons à l’outil numérique, vous utilisez une tablette graphique, pourquoi ?

L’origine est à chercher dans mon histoire professionnelle récente. Une année traumatisante avec des élèves qui profitent de ce que j’écris le dos tourné à la classe pour pousser des grognements, lancer des objets (gomme, boulettes…). J’en ai conclu que je devais « faire face » aux élèves et j’ai cherché le moyen de travailler ainsi. Par chance, nous étions dotés de vidéo-projecteurs et de pupitres… et une collègue de la Réunion avait relaté son expérience d’une tablette graphique sur la Toile. J’ai donc déposé une demande auprès de ma direction afin de me lancer dans une expérimentation depuis la rentrée [1]. Je n’imagine plus une seule seconde revenir en arrière.

Et mis à part le « face aux élèves », quel intérêt ?

Ce face aux élèves s’est avéré bien plus riche que je ne le croyais. Cela paraît évident mais je vois le visage de mes élèves lorsque j’explique le cours ou la résolution d’un exercice et j’y lis l’incom­préhension, l’ennui ou au contraire la demande d’intervention. Et les élèves m’ont manifesté leur satisfaction de ce changement. Je sais que c’est banal pour nombre de disciplines enseignées mais, en math, nous passons une large partie de notre temps dos aux élèves, y compris d’ailleurs avec les tableaux numériques interactifs qui coûtent dix fois plus cher qu’une tablette graphique.

Et je suis entré dans une nouvelle démarche de structuration de mes cours, sans parler de la possibilité d’enregistrer les cours au jour le jour et de les mettre à disposition des absents (ou provisoirement handicapés) sur le cahier de textes (numérique).

Une nouvelle démarche ?

Oui, j’utilise un logiciel de tableau numérique, Sankoré [2] et les premiers temps, je me contentais de passer en direct du livre au tableau (avec des copier-coller complétés de remarques) mais très vite je suis passé à une conception scénarisée de mes cours : lorsque je prépare ma semaine de cours, je sélectionne les exercices, les résultats de cours, les accompagnements graphiques ou autres et j’enregistre la trame de qui sera mon cours avec Sankore [3]. C’est tellement évident que certains de mes élèves formulent des demandes de contenu complémentaires pour mon cours.

Mais alors tout est figé ?

Non, je suis le scénario mais en interaction avec mes élèves : la digression de complément est à chaque instant possible en insérant une nouvelle page, en surlignant, etc. Je peux aller chercher une illustration sur la Toile, en puiser une dans la bibliothèque, ouvrir un logiciel de géométrie ou de calcul formel, bref, être à l’écoute de mes élèves afin d’asseoir une bonne compréhension du cours, quitte à ne pas dérouler mon scénario jusqu’au bout.

Mais c’est un travail monstre ?

Non, mais pour atteindre l’idéal d’un cours "parfait" cela y ressemblerait : les ressources numériques partagées sont encore trop peu nombreuses et trop dispersées.
Cela fait plus de 20 ans que je participe au partage de ressources, d’abord avec le Minitel et les disquettes [4] puis avec Internet, et je suis assez étonné du peu de collègues acceptant de mettre en partage le fruit de leur travail, pourtant déjà rémunéré car accompli dans le cadre de leur service.

Cela dit, grâce aux initiatives issues de Sesamath [5] (Mathenpoche, Mutuamath, Sesaprof, Mathlyc [6] etc) ou des universités (Wims) [7], nous progressons à grands pas.

Le partage des ressources est une nécessité ?

Évidemment, il est inutile de réinventer chacun dans notre bureau ce que d’autres ont déjà fait avant nous.
Et 90% de ce que nous exposons à nos élèves reste d’une grande banalité. Si nous mettons notre originalité dans les 10% restants, nous sommes des enseignants de premier choix ! J’ajoute que je suis assez déçu que l’institution, avec les inspections générales et territoriales, ne semble pas plus s’investir publiquement dans une volonté de mise en partage des ressources.
Un exemple très éclairant : les annales de bac sont proposées par l’Apmep et le travail est accompli bénévolement par un retraité. Or les sujets de bac sont depuis longtemps saisis dans un format partageable…

Et au plan technique, tout ceci est-il accessible à tous ?

J’entre certainement dans la catégorie des profs-geeks donc je ne pense pas que mon aisance soit celle de tous mes collègues.
Mais tout comme le partage des documents est une nécessité, le partage des savoirs reste à mon sens, et en particulier pour l’informatique, un impératif incontournable.
Cela signifie qu’il faut mettre en place dans nos établissements le moyen que ceux qui ont une certaine aisance puissent assister ceux qui buttent sur telle ou telle mise en oeuvre.

Cela signifie aussi que l’administration des établissements, incluant ceux qui financent, doit avoir pour objectif la facilitation du projet pédagogique défini dans les instances participatives (conseils pédagogique et d’administration) et savoir déléguer les responsabilités en confiance.

Les moyens peuvent être divers : présence humaine (mais ce n’est pas toujours possible), forums internes, utilisation des courriels, prise de contrôle à distance…
Et surtout, il faut multiplier l’offre de formation « sur site », qu’elle soit d’origine institutionnelle ou spontanée dans l’établissement. Les mutations numériques dans la sphère professionnelle ne peuvent s’accomplir sans un effort considérable de formation.

Et les fameux espaces numériques de travail (ENT) ?

J’ai déjà souligné le rôle pédagogique du cahier de textes numériques, lorsque nous aurons des espaces partagés accessibles de n’importe où, élèves et professeurs, nous pourrons alors y déposer les cours (partagés), les devoirs [8] (avec qcm ou autres), relever les devoirs etc.

La conception liant salle de classe et cours en présence physique sera rapidement obsolète. Le professeur organisera le travail de l’élève en présence collective ou en effectifs restreints au lycée, le travail personnel au lycée ou ailleurs, et il veillera aux progrès réels des élèves.

Sans doute faudra-t-il restreindre les heures en effectifs nombreux au profit d’heures de suivi personnalisé… une révolution idéologique dans un milieu professionnel marqué par la reproduction. Mais une révolution qui pourrait permettre à l’enseignement d’accroître sa productivité [9] sans pour autant accroître la charge de travail des professeurs.

Documents joints

Notes

[1J’utilise une tablette Wacom Pen and Touch medium, moins de 200 euros

[2Sankore est un logiciel libre, c’est à dire que son développement est assuré par des équipes bénévoles, en général attentives aux retours d’utilisation, il est gratuit

[3Lire à ce sujet le guide « Sankoré » de création de ressources pédagogiques

[4Fondation de l’association « Polymac » en 1989 !

[5Sesamath est une association regroupant des enseignants de mathématique désireux de partager leur travail, leur métier avec d’autres

[6Mathlyc est une liste d’échanges entre plus de 1000 professeurs de mathématique inscrits

[7Wims est un réseau de serveurs pédagogiques mis en place par les universités françaises

[8Moodle par exemple est un outil de développement et de partage de ressources pédagogiques

[9Je qualifie de productivité le rapport entre la réussite de nos élèves et la dépense afférente... le taux d’échec et surtout sa composante sociale sont encore loin d’un objectif « raisonnable »... PISA ne dit rien d’autre